Chapitre 6 - Ressourcement en Gaspésie
Loyaux lecteurs, fidèles lectrices,
Je vous écris de la Gaspésie, où je suis venu vivre trois nouvelles semaines pour y porter au loin mon regard neuf et purifier mes petits poumons roses.
Nous y sommes arrivés par train, moyen de transport abordable, écologique, et dont le doux brassage apaise et favorise le sommeil des jeunes personnes. En raison d'une absence quasi générale d'éveil, je ne garde du voyage que le souvenir d'un contrôleur bienveillant et à forte moustache, nous libérant, pour notre confort, un quatre-places monopolisé jusque-là par une dame seule (et égoïste, oserai-je ajouter), et celui encore de soporifiques allers-retours dans le wagon-restaurant à 2h du matin pour faire taire mes hurlements.
La Grand-Mère maternelle nous a récupérés au matin dans le terrain vague qui sert de gare à Caplan, première étape de notre périple, pour aller rendre visite à mon Arrière-Grande maternelle, très émue de ma vivacité et de ma beauté je dois le dire. Seconde étape: la maison familiale à Saint-Siméon (notre quartier général dans la Baie-des-Chaleurs), où un comando de grands-tantes, femmes de coeur et groupies enragées d'affection, ont débarqué à l'improviste pour profiter de mon corps.
Gaspé, la troisième et dernière étape, fut jointe le soir même; ce qui convient assez mal à mon sens de la stabilité, je ne me suis pas gêné pour le faire savoir. Je dois admettre cependant que je fus bien accueilli. La maison était chauffée à point (en dépit des chaleurs de certains), et exceptionnellement bien tenue (en dépit du dégoût pour le ménage de certaines). Un coin de la chambre des Parents avait même été aménagé spécialement pour moi.
Mes journées ici sont structurées autour d'une routine récurrente (on ne soulignera jamais assez l'importance d’une bonne structure de vie). Le matin s'amorce avec un boire; je fais ensuite du gros rien pendant 30 à 60 minutes; las de ne rien faire, je m'endors pour un 2 heures, qui est souvent l'occasion d'une promenade; je me réveille affamé, et reprends la routine au début. Le cycle se reproduit ainsi jusqu'au soir, où la routine est agrémentée du bain préparé et donné affectueusement par la Grand-Mère.
Le soir est également l'occasion que je ne manque jamais de saisir pour révéler ma deuxième personnalité. Car de jour, je suis tel l'affable Dr Bruce Banner: courtois, patien, toujours prompt à secourir son prochain. Mais sitôt que le crépuscule gagne la contrée, je me métamorphose en Incroyable Hulk, version cramoisi: ne me contenant plus, je hurle, je gigote, je pleure, je me câbre, j'irrite tout le monde, je fous le bordel. On dit que c'est ma façon à moi d'extérioriser, en les dramatisant, mes déceptions de la journée. En tout cas, c'est très libérateur. Après le bain et mon dernier boire, fraîchement frictionné d'une serviette et habillé de propre, je tombe raide mort de sommeil. Le lendemain, tout est oublié, chagrins et rancunes, et plus rien n'y paraît.
En compensation pour ces soirées éprouvantes, je fais montre de subtils mais sensibles progrès, qui sont comme un baume sur la patience meurtrie des membres de la maisonnée. Le 11 octobre, c'est-à-dire arrivant au terme de ma cinquième semaine de vie, je produisais mon premier vrai sourire, bien callé dans ma chaise-berçante-vibrante Fisher-Price©. J'ai également commencé à faire preuve de plus de nuance dans l'expression de mes états: je pousse quelques gazouillements de joie (j'ai deux mots à mon répertoire: «rheu» et «gaou»), les pleurs de faim et les pleurs de fatigue ne sont plus tout à fait identiques, et j'ai gagné quelques échelons de différenciation dans la manifestation progressive de mon insatisfaction. Je peux désormais suivre les Parents des yeux et de la tête. Et le 17 octobre, j'acceptais pour la première fois une suce.
Voilà qui clôt ce chapitre en beauté, n'est-ce pas?
Je profite de l'occasion pour souligner l'anniversaire de la Mère, qui affiche au compteur 28 belles années d'existence aujourd'hui. En comparaison, mes 7 semaines ne me confèrent pas grande autorité!
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