22 décembre 2005

Deux récits enlevants pour le prix d'un seul!!

Certains ont conclu à ma paresse congénitale. D'autres, à mon passage dans une dimension parallèle, ou encore à mon entrée chez les frères cisterciens. Eh bien, vous aviez tous tort! Si je n'ai plus mis mon génie littéraire au service de cette modeste autobiographie périodique depuis plus de dix semaines, c'est tout simplement que je n'en avais pas le temps. Voilà. Pas la peine d'en faire un plat, ça arrive à tout le monde d'être parfois dépassé par les événements. Je savais bien qu'en lançant cette chronique, je créerais des attentes démesurées. Mais l'émancipation de l'Homme ne commence-t-elle pas le jour où il rompt avec sa dépendance à l'égard des attentes d'autrui? Non?

Ceci dit, et pour me faire pardonner, j'ai décidé d'alimenter votre esprit avide de deux nouveaux chapitres au lieu d'un seul: celui que j'étais sur le point de publier fin octobre et qui est resté inédit pour cause de dépassement des événements, et celui relatant mes péripéties depuis lors. Cela vous demandera toutefois un effort supplémentaire, puisque vous aurez à descendre au bas de cette page pour retrouver celui des deux chapitres qui est chronologiquement premier, selon l'ordre habituel de publication des blogues depuis leur invention.

Il ne me reste qu'à vous souhaiter une agréable lecture, et de vous émanciper des attentes d'autrui!

21 décembre 2005

Chapitre 7 - Le grand bond en avant

Chers amis et parents, collègues et patrons, honorables membres de l'Académie, Monsieur le Président,

Le temps passe si vite sous les ponts de la vie que j'ai le sentiment de n'être déjà plus la personne qui, pour votre plus grand bonheur, rédigeait il y a peu le précédent chapitre. Il semble que le développement d'une personne ne procède pas de manière continue, mais plutôt par petits bonds successifs. Des sauts qualitatifs projette en avant le petit d'homme dans l'ascension quantitative de son avancée en âge. Je suis devenu, en somme, soudainement plus éveillé, plus mature, plus dégourdi que jamais. Il faut vous dire, loyaux lecteurs, fidèles lectrices, que je peux me vanter d'avoir enfin passé, sans trop de mal, le fameux cap des trois mois. Je chigne le soir comme auparavant (quoiqu'avec moins de ferveur), mais au moins j'ai compensé avec une nette mise à jour de mes aptitudes psycho-motrices.

Il faut dire que depuis notre retour à Montréal, je suis un régime de vie très régulier qui n'a certainement pas nui à ma croissance personnelle. Les soirs, en particulier, obéissent à un rituel strict:

  • 6h45: on maîtrise mes velléités de geignard en me mettant au tapis à langer, et tandis que la Mère me dévêtit sans retenue, exhibant mon corps flambant, le Père fait couler un bon bain chaud pour l'y tremper;
  • 7h00: je clapote le temps de dire que je suis quand même un peu plus propre;
  • 7h03: à mes cris d'exaspération, on me sort de là, on me frictionne, on m'habille, et je me retiens tant bien que mal de critiquer le choix de mon pyjama;
  • 7h15: la Mère m'allaite;
  • 7h30: le Père m'emmaillote;
  • 7h45: je rends les armes, épuisé de fatigue, et on me laisse pour mort dans une couchette IKEA.
Une fois cette routine bien rodée, mes nuits se sont améliorées tout naturellement. Encore interrompues par deux ou trois boires, j'en fais désormais la plus grande partie en solitaire. Mon record sans escale à ce jour: neuf heures. À 4h15 ce matin-là (car on m'avait couché un peu plus tôt que de coutume), les Parents étaient très fiers de moi, mais je ne me berce pas d'illusion: ils risquent de ne pas se contenter longtemps de ce record.

Dernièrement, j'ai eu ma première visite chez le médecin, dans le CLSC de mon quartier. Je dois dire qu'on m'y a bien traité, et vite: j'ai pas eu le temps d'ôter mon habit de ski-doo que c'était déjà mon tour (je pense que les bébés y ont un traitement préférentiel). Bilan de l'examen: rien à signaler, sinon que je figure au 97e percentile de la moyenne nationale question taille. Donc seulement 3% des bébés nationaux moyens me dépassent. Après les ratés de ma première semaine de vie, je me suis bien rattrapé! Ma courbe de croissance a effectué un redressement vertigineux, presque vertical, qui a fait écarquiller des yeux mon médecin. Il paraît que les bébés nourris au sein ont leur grosse bourrée de croissance dans les trois premiers mois. Selon le médecin, compte tenu des gènes dont je suis le digne héritier, je risque fort d'être toujours dans les plus grands de ma classe. Ça tombe bien puisque je serai aussi l'un des plus jeunes.

Mon développement n'est pas que bêtement physique, évidemment. J'ai aussi plein de nouvelles aptitudes. Par exemple, je me suis mis un jour à me baver sur les poings, volontairement je veux dire; puis j'ai glissé vers le suçottement des doigts, avant de finir par le mâchouillement. J'ai d'ailleurs eu toute une période de mastication imaginaire. Je poursuis présentement une phase d'exploration des sons. J'ai beaucoup travaillé les aigus, et j'en ai gardé des exclamations de plaisir plus ou moins assourdissantes. J'ai aussi ajouté à mon vocabulaire les phonèmes «be», «aheu» et «bvvv» (le troisième, personne n'arrive à le reproduire). Quand je suis en forme, je peux tenir de grandes conversations avec le Père ou la Mère. Je peux également leur faire un sourire espiègle (vous pouvez le faire à la maison, c'est facile: il suffit de tourner légèrement la tête de côté mais sans quitter la personne des yeux). Je me cramponne de plus en plus à ce qui passe à ma portée: un bout de couverture, les bras d'une marionette, ou encore les pieds d'une super pomme éducative. J'ai même deux premiers jeux: «tiens, si c'est pas maman juste là dans le miroir» et «coucou! j'étais caché derrière la couverture».

Bon, c'est pas tout, ça, mais j'ai un avion à prendre. Je m'envole pour Gaspé (1h27 de transport à partir de Sainte-Foy, contre 14h en train!), où les Parents passeront Noël ensemble pour la première fois! En ces temps hypermodernes, j'aurai donc reçu mon baptême de l'air dès l'âge de trois mois et demi! Le seul baptême que je risque jamais de recevoir, d'ailleurs.

27 octobre 2005

Chapitre 6 - Ressourcement en Gaspésie

Loyaux lecteurs, fidèles lectrices,

Je vous écris de la Gaspésie, où je suis venu vivre trois nouvelles semaines pour y porter au loin mon regard neuf et purifier mes petits poumons roses.

Nous y sommes arrivés par train, moyen de transport abordable, écologique, et dont le doux brassage apaise et favorise le sommeil des jeunes personnes. En raison d'une absence quasi générale d'éveil, je ne garde du voyage que le souvenir d'un contrôleur bienveillant et à forte moustache, nous libérant, pour notre confort, un quatre-places monopolisé jusque-là par une dame seule (et égoïste, oserai-je ajouter), et celui encore de soporifiques allers-retours dans le wagon-restaurant à 2h du matin pour faire taire mes hurlements.

La Grand-Mère maternelle nous a récupérés au matin dans le terrain vague qui sert de gare à Caplan, première étape de notre périple, pour aller rendre visite à mon Arrière-Grande maternelle, très émue de ma vivacité et de ma beauté je dois le dire. Seconde étape: la maison familiale à Saint-Siméon (notre quartier général dans la Baie-des-Chaleurs), où un comando de grands-tantes, femmes de coeur et groupies enragées d'affection, ont débarqué à l'improviste pour profiter de mon corps.

Gaspé, la troisième et dernière étape, fut jointe le soir même; ce qui convient assez mal à mon sens de la stabilité, je ne me suis pas gêné pour le faire savoir. Je dois admettre cependant que je fus bien accueilli. La maison était chauffée à point (en dépit des chaleurs de certains), et exceptionnellement bien tenue (en dépit du dégoût pour le ménage de certaines). Un coin de la chambre des Parents avait même été aménagé spécialement pour moi.

Mes journées ici sont structurées autour d'une routine récurrente (on ne soulignera jamais assez l'importance d’une bonne structure de vie). Le matin s'amorce avec un boire; je fais ensuite du gros rien pendant 30 à 60 minutes; las de ne rien faire, je m'endors pour un 2 heures, qui est souvent l'occasion d'une promenade; je me réveille affamé, et reprends la routine au début. Le cycle se reproduit ainsi jusqu'au soir, où la routine est agrémentée du bain préparé et donné affectueusement par la Grand-Mère.

Le soir est également l'occasion que je ne manque jamais de saisir pour révéler ma deuxième personnalité. Car de jour, je suis tel l'affable Dr Bruce Banner: courtois, patien, toujours prompt à secourir son prochain. Mais sitôt que le crépuscule gagne la contrée, je me métamorphose en Incroyable Hulk, version cramoisi: ne me contenant plus, je hurle, je gigote, je pleure, je me câbre, j'irrite tout le monde, je fous le bordel. On dit que c'est ma façon à moi d'extérioriser, en les dramatisant, mes déceptions de la journée. En tout cas, c'est très libérateur. Après le bain et mon dernier boire, fraîchement frictionné d'une serviette et habillé de propre, je tombe raide mort de sommeil. Le lendemain, tout est oublié, chagrins et rancunes, et plus rien n'y paraît.

En compensation pour ces soirées éprouvantes, je fais montre de subtils mais sensibles progrès, qui sont comme un baume sur la patience meurtrie des membres de la maisonnée. Le 11 octobre, c'est-à-dire arrivant au terme de ma cinquième semaine de vie, je produisais mon premier vrai sourire, bien callé dans ma chaise-berçante-vibrante Fisher-Price©. J'ai également commencé à faire preuve de plus de nuance dans l'expression de mes états: je pousse quelques gazouillements de joie (j'ai deux mots à mon répertoire: «rheu» et «gaou»), les pleurs de faim et les pleurs de fatigue ne sont plus tout à fait identiques, et j'ai gagné quelques échelons de différenciation dans la manifestation progressive de mon insatisfaction. Je peux désormais suivre les Parents des yeux et de la tête. Et le 17 octobre, j'acceptais pour la première fois une suce.

Voilà qui clôt ce chapitre en beauté, n'est-ce pas?

Je profite de l'occasion pour souligner l'anniversaire de la Mère, qui affiche au compteur 28 belles années d'existence aujourd'hui. En comparaison, mes 7 semaines ne me confèrent pas grande autorité!